23 juillet 2017

UNE SOIREE AU NICE JAZZ FESTIVAL 2017: SIR THE BAPTIST, MARY J. BLIGE, TONY ALLEN ET LES AUTRES...


Jour 3. 
 Assiette de socca en main, je m’installe enfin. Ma robe est bleue et mes épaules dénudées.Tout autour, des tables de pique nique parsemées sur un tapis d’herbe, entre les élégantes dalles de la Place Masséna et les gradins au charme désuet du Théâtre de Verdure, comme pour annoncer l’audacieuse alchimie musicale sur le point de se produire ici. 
Le décor est planté et quelques personnages hauts en couleur pour le servir: il y aura celui que je snobais, ceux qui disaient "nous aussi, on est cool", celui qui arborait un manteau de lumière et aussi celle qui s’est assise sur une chaise. Et tous ont marqué ma première expérience au Nice Jazz Festival (je vais dire NJF, pour aller  plus vite et aussi pour faire couleurs locales).



Celui que je snobais.

Oui, je le snobais. Ce festival qui, il fut un temps, allait se percher sur les hauteurs de la ville et se donnait des airs exclusifs et quelque peu guindés, rebutant ainsi l’adepte du mélange des genres (et le piéton militant aussi), qui aura été jusqu’à se priver des passages fréquents de Youssou N’dour par exemple et de quelques autres incontournables de son smorgasbord de références plus ou moins avouables. Les affiches monochromes, qui colonisaient le mobilier urbain dès les premiers jours de l’été, étaient visées machinalement, d’année en année, sans pour autant que l’intersectionnalité grandissante du line-up n’échappe au regard faussement blasé. Au fil des ans, et à la faveur d’une relocalisation opportune, la programmation se fit plus éclectique, et le regard plus appuyé : « Quoi ? Erykah Badu / Mos Def / John Legend / Keziah jones / The Roots / Lauryn Hill au Nice Jazz ?! ». Du snobisme à l’envie. A l’irrépressible besoin de changer d’avis et de savoir ce qui se tramait derrière les clôtures noires de cette enclave musicale ceinturée par les emblématiques façades roses de la vieille ville, le vert des palmes majestueuses qui habillent le ciel et, au sud, le bleu, plus profond que jamais, qui semble dorénavant veiller sur la Prom.



 Assise sur mon banc, de l’autre côté de a muraille noire, jambes croisées et regard à l’affût, je jaugeais maintenant les lieux. C’était donc cela le NJF, un festival comme les autres : des grappes variées et pour l'heure éparses de mélomanes d’un soir affables et nonchalants; des food stands dont on analysait le menu avec une idée précise des moments où on irait s’insérer dans la file pour boulotter socca et autres gaufres au nutella; des gobelets en plastique qu’on pourrait exhiber au-dessus des têtes comme les totems avant de s'engager dans de chorégraphies faciles et improvisées et qu’on rangerait ensuite dans sa boite à souvenirs une fois rentrés; le bourdonnement familier des amplis surchauffés et le claquement soudain des cymbales entre deux sets, qui rythmaient à eux deux le ballet expert des techniciens affairés aux abords de la scène. Un festival comme les autres; ou presque. En cédant du terrain aux « musiques tangentielles », le NJF réalise une prouesse inédite. Loin des rassemblements musicaux monothématiques de la région, ce festival-là se veut à la fois éclectique et cohérent, explorant un genre, côté jardin et ses sous-genres côté cour, sans pour autant s'embarrasser de transitions artificielles et alambiquées.
 Ces constations faites, le spectacle pouvait alors commencer.


Ceux qui disaient «nous aussi, on est cool.»

Côté jardin, justement. On a commencé là. Une façon de légitimer notre présence ici et de rendre hommage aux origines de la musique qu’on était vraiment venus écouter. Un peu comme un pèlerinage aux sources de la musique moderne; de la musique tout court, si j'osais. Johnny O’Neill et son trio tout de bleu vêtu, dont un batteur aux faux airs de Mika venu d’Israël et un contrebassiste flegmatique du New Jersey, enchainent les classiques avec un chic sans effort et sous les yeux d’un public rompu au protocole du genre : « il faut applaudir après chaque solo. » Alors, j’applaudis mais mon pied, lui, se lance dans des chorégraphies tempérées par la contemplation statique du public habitué. Je ne conçois pas que l’on puisse écouter de la musique tout en demeurant immobile, d'ailleurs. Ou alors, saisi par la maestria du prodige à l'œuvre sur scène, le public se fige de crainte de laisser s’échapper la précieuse note bleue. Allez savoir. « Tout ça est très contemplatif. » Une conclusion qui est immédiatement suivie de balancements lancinants de la tête et de claquements de doigts insolents. Rien de bien sérieux dans la musique, après tout. 
Les doigts espiègles de Tony Allen et son irrésistible humour musical ne font que confirmer ce constat. 


Ici, la mélodie prend le pas sur le rythme et l'envie de danser se fait plus pressante. Je me laisse alors à nouveau séduire par le jazz. Comment ne pas l'être d'ailleurs quand on a passé son enfance à jouer avec les vinyles d’un certain Miles qu'une Maman plus jeune allait écouter religieusement dans les salles mythiques parisiennes; premiers rangs, quitte à se faire cracher dessus? Entre deux souvenirs musicaux, la section de cuivres semble acquiescer et claironner fièrement « nous aussi, on est cool », dans la nuit où s’apprêtent à retentir des notes bien moins policées. 
Et quelle meilleure transition que les sautillements chatoyants de la casquette de Tony Allen (que j’aurais bien empruntée, au passage)? 
Le bleu et le bling.


Celui qui arborait un manteau de lumière.

A vrai dire elle mériterait un article à elle toute seule. Elle n'est pas faite de paillettes mais bien d'écailles de lumière. Bleues, bien sûr, et elle reflète les moindres va-et-vient des spots hyperactifs. Côté Masséna, le bling a pris le dessus et ce n'est pas pour nous déplaire. Sir The Baptist en porte-parole d'un sous-genre devenu culture s’approprie les lieux. Chétif et bondissant, il campe avec brio l'archétype du prédicateur survolté, et parcourt la scène avec l'énergie, la démarche et le déhanché d'un Prince dégingandé qui serait coiffé de deux nattes renversées suivant le moindre de ses mouvements. Sir ponctue son set de monologues aux airs de sermons, évoquant tour à tour son enfance à l'église, le quartier défavorisé de Bronzeville Chicago où il a grandi et même Whitney et Michael dans une diatribe contre les médias (rapport à sa récente rupture avec la chanteuse Brandy, mais si: "The Boy Is Mine", Moesha, tout ça...). Contre le hip hop aussi. Lui, qui a pourtant été découvert par Jay Z, rejette en bloc les clichés et les postures faciles du genre. La place faite aux femmes, tiens. Sir leur dédie "Southern belle": éloge de la femme noire (du Sud de préférence) que le hip hop relègue au rang d'accessoire [ 'I got the Alabama blackberry. Straight from sandy soils. Look like Halle Berry with a Badu soul. Got a sweet Georgia peach.'] Dans “God is on her way", « Good Girl » fait de l'ombre à la « Bad Bitch » qui peuple les clips de rap:  Sir exhorte alors les "filles bien", érigées au statut de déesses ['God is my love'] et présentes dans la foule à se manifester, avant de se lancer dans une tirade dithyrambique: 'You spend hours in the mirror Complexity is what you're made of Does the world think you're cute enough? Well you mean the world to me'. Moment d'exultation collective sur le papier mais qui, au vu des réactions et à mon grand dam aussi, ne cadre pas tout à fait avec les aspirations d'une partie du public présent. Toutefois, "Marley's Son", où foi et fumée fusionnent, fait mouche et l'assistance amusée, transformée à son insu en congrégation des plus séculières, entonne à l'unisson "heaven" lorsque Sir entame le paradoxal "Raise Hell" sur un air de gospel dans la pure tradition Baptiste. Sir l'emmène avec lui, son public d’abord sceptique, fait monter sa mère sur scène, balance son numéro de téléphone, insiste pour qu’il soit noté, à la manière du professeur qui dicte sa leçon avec la bienveillance du pédagogue rodé. Il fait fusionner en somme le son et le décorum de l’église de son enfance à ceux, plus nobles qu’on le croit, de la rue. La communion atteint son paroxysme lorsqu'il se jette dans la foule et danse avec son public fraîchement converti. Cette humilité se confirmera d'ailleurs dans les allées du festival où Sir The Baptist déambulera plus tard avec une surprenante décontraction. L'occasion pour moi de le féliciter pour ce rafraîchissant intermède et de le remercier de vive voix. [oui, parce que Twitter c'est bien mais en vrai, c'est mieux].


Celle qui s’est assise sur une chaise.

C'est pour elle que je suis venue ici, et elle s'est assise sur une chaise. Comme je l'espérais. Mais avant, Mary J. Blige s'est  laissé attendre, dans l'obscurité. On a vite abandonné l'idée d'aller se chercher de quoi s'abreuver et on s'est sagement massé autour de la scène encore plongée dans le noir quand retentissent acapella les mots censés donner le ton de cette énième date du "Strength Of A Woman Tour", ceux de la bien nommée "Love Yourself": "It's been a long ride, but I made it here with love. I made it here with love. Said I've been and up and down and I've been through it all. Took a while to know my heart".  C'est sûr, M.J. est ici pour régler des comptes et surtout pour faire acte de résilience. Pour transmettre sa joie aussi, puisée dans les moments sombres traversés ces derniers mois. La scène s'illumine et le show est lancé. La première partie du set se fait en mode majeur et s'accompagne des pas de base du genre, que l'on exécutera instinctivement, quelque part au milieu de la foule. Mary, en micro short et veste kaki à empiècements denim, et dont on dit que la coiffure dicte la teneur de la prestation, est en grande forme ce soir: ses interminables box braids platine lui balaient le dos et ses lunettes noires agrémentent ce look au bling méticuleusement concocté, que viendra plus tard, parachever un pantalon alliant strass et denim avec lequel je serais bien repartie aussi. En attendant, sur scène, Mary mime les affres de la trahison, arpentant les planches de Masséna, boitant et se jetant à terre comme pour exorciser la peine ressentie, tout en maintenant une ligne vocale parfaitement maîtrisée. La connexion avec le public est naturelle et ce dernier cède à toutes les sollicitations de la diva. Mary interpelle les fans de la première heure, qu'elle fait mine de distinguer dans la foule. 1991-2017, que de chemin parcouru! On se dit qu'il aurait été dommage de manquer cette soirée. Et puis elle s'assied sur une chaise, comme convenu: "Can I call you family?" Le public daigne. 




On s'y attendait. La force d'une femme, des déboires sentimentaux à l'émancipation féminine, de l'amour propre à l'amour tout court: le ton est résolument à la confidence. Mary interpelle le public: d'abord les femmes qu’elle exhorte à davantage d'amour propre et dont elle célèbre la puissance. Puis les hommes qui sont sermonnés et à qui sont adressées des remarques sibyllines qui ne leur sont, en réalité,  pas tout à fait destinées. (hum... Ken... hum... Du). La fin du set est le moment d'égrener quelques classiques: "One" (oui, de U2), vibrant hommage aux quatre-vingts six victimes tombées à Nice il y a un an, presque jour pour jour, "No More Drama", une sorte d'injonction à aller de l'avant malgré tout et enfin "Family Affair", un tube jadis fait pour lancer les soirées et qui ce soir clôt presqu’ironiquement l'inoubliable prestation  d'une Mary J. Blige au sommet d'une vie et d'une carrière riches et enrichissantes, qu'elle a su partager avec pudeur et moult générosité avec un public chaleureux et prompt à baisser la garde pour jouer le jeu sans a priori ni chichis... 


Une belle manière de conclure ma première soirée au Nice Jazz Festival, qui, promis, ne sera pas la dernière. 



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